Bienvenue sur le site du GROP, soit celui du Groupe de recherche sur l’opinion publique formé en 1992.
Ce site est dédié à la mémoire de deux des membres du GROP.
Pierre Drouilly
J’ai connu Pierre Drouilly, en 1973, alors qu’il créait la Banque de données électorales avec Henri Dravet au Parti québécois. Je me rappelle des longues sorties d’ordinateur imprimées sur de larges bandes de papier perforé que ces deux analystes remettaient lors des conseils nationaux aux associations de comté. Pierre Drouilly expliquait aux DOC comment utiliser à bon escient ces mines de renseignements. Jeune militant, j’ai été immédiatement fasciné par la rigueur qu’il apportait à la connaissance des milieux où nous étions engagés. Je sais maintenant que ces analyses ont permis de convaincre René Lévesque de délaisser la circonscription de Laurier qu’il affectionnait pour se présenter dans celle de Taillon.
C’est sous la supervision de Pierre Drouilly que les premiers sondages furent menés par des équipes de bénévoles pour le Parti québécois. Mesurant en 1976, face à un René Lévesque toujours dubitatif, l’ampleur de la victoire qui s’annonçait, Pierre avait l’assurance modeste du chercheur s’appuyant sur un travail méticuleux. Après l’élection, René Lévesque, voulant l’avoir au sein de son cabinet, le fit approcher par Michel Carpentier. Ayant amorcé une carrière toute neuve de professeur-chercheur à l’UQAM, père de deux jeunes jumeaux, Pierre déclina offrant néanmoins ses services comme bénévole. Pour la petite histoire, Michel Lepage, l’ayant épaulé pour la réalisation des premiers sondages, venait d’être remercié par Bell pour cause de militantisme au sein du PQ, Pierre Drouilly eut alors la générosité d’intervenir afin qu’il soit embauché à sa place afin de poursuivre ce travail d’analyste.
C’est ainsi comme militant, de 1977 à 1979, qu’il a participé aux travaux du Comité thématique chargé d’analyser l’opinion publique en vue de la préparation du référendum de 1980. Ce n’est donc pas surprenant que Pierre Noreau et moi l’ayons contacté en 1992 lors de la constitution du Groupe de recherche sur l’opinion publique (GROP) formé avec Jean Noiseux et Jean-Herman Guay. Face à un Conseil privé à Ottawa qui se dotait de moyens quasi illimités pour étudier les tenants et aboutissants de la question nationale, le GROP s’était donné comme mission de réunir des analystes dédiés à fournir aux différents constituants du mouvement souverainiste les meilleures analyses sur les déterminants de l’électorat. Cette implication s’est poursuivie pendant 22 ans. C’est durant cette période que j’ai le plus fréquenté Pierre Drouilly. C’est donc le chercheur et le militant que j’ai surtout côtoyé, analysant, discutant et menant des dizaines et des dizaines de sondages; présentant nos résultats autant auprès des militants qu’auprès des apparatchiks et politiciens. J’ai appris beaucoup de lui, nous avons sillonné ce « ventre mou du Québec » comme il l’avait baptisé afin de mieux en comprendre les ressorts. Nous avons également passé un nombre incalculables d’heures rivés à nos ordinateurs afin de rédiger des analyses que nous expédions aux responsables politiques sans être trop certains s’ils les lisaient. Sinon lorsque parfois, ces derniers parlant entre eux d’un rapport secret, nous nous rendions alors compte qu’il ne s’agissait que de l’une des analyses que nous avions transmises. Ça faisait sourire Pierre. Mais plus encore, nous nous esclaffions sur notre propre propension à présenter des tableaux et des graphiques un peu abscons devant des auditoires un peu perdus par l’avalanche de chiffres ou de lignes, nous promettant encore une fois de les rendre plus lisibles.
Je garde donc le souvenir d’un périple incroyable en sa compagnie et je terminerai par une petite anecdote bien représentative de notre psyché. Le 23 juin 1995 après une présentation à Ottawa devant le chef du BQ, Lucien Bouchard, la petite équipe du GROP quittait cette ville, Pierre Drouilly au volant de la voiture qui nous ramenait tous. Discutant abondamment, nous avons raté l’entrée de l’autoroute pour se retrouver perdus sur des chemins de campagne. Sans GPS, on s’est égaré dans l’Est ontarien… pour vers une heure du matin devoir aller cogner à la porte d’une ferme pour demander notre chemin. Cette petite anecdote illustre bien les qualités et les limites de ce que nous étions capables de faire : éclairer le chemin, oui, mais surtout tracer celui-ci en le parcourant.
Merci Pierre, pour tout.
Pierre-Alain Cotnoir
Jean Noiseux
Jean Noiseux est mort le 2 juin du COVID-19 au Centre d’hébergement Paul-Émile-Léger à l’âge de 75 ans. Sociologue de formation, Jean avait fait ses études à l’Université de Montréal. Engagé très jeune dans le mouvement souverainiste, il créa la firme Sondagem en 1992 pour tester des thèses inédites au Québec sur le comportement politique de la société.
Sondagem fit les beaux jours de l’industrie du sondage alternatif dans les années 1990. En effet, Jean n’a jamais voulu faire carrière au sens commercial du terme. Il était devenu l’enquêteur attitré du Parti québécois et du Bloc québécois ainsi qu’un collaborateur régulier du quotidien Le Devoir (qui le payait une fois sur deux et encore). Sa raison de vivre a toujours été la cause de l’indépendance du Québec. Il a été de toutes les batailles comme analyste plutôt que militant. Il estimait que la Cause avait plus besoin d’intelligence que de fanatisme.
Comme président de Sondagem, sa porte était toujours ouverte aux gens qui avaient une idée nouvelle à faire triompher. Si l’innovation était suffisamment séduisante, il oubliait parfois de facturer surtout si l’affaire avait un lien quelconque avec la cause. D’une façon générale, le manque de moyens analytiques du mouvement indépendantiste le navrait. Voilà pourquoi, en 1992, il répondit avec enthousiasme à l’appel de Pierre-Alain Cotnoir pour fonder le Groupe de recherche sur l’opinion publique (GROP). Il s’agissait de lancer un programme de recherches ayant pour but de modéliser l’opinion publique sur la question constitutionnelle. Le GROP existe toujours.
Cette recherche sur le comportement électoral le conduisit à segmenter la population en fonction du statut socio-culturel des individus et non plus seulement selon leur statut économique. Grâce à cette approche basée sur les travaux des Américains Daniel Katz et Robert L. Kahn, il parvient à calculer avec ses amis du GROP la répartition des électeurs « discrets » à la veille du référendum de 1995 : environ 75% de ceux-ci s’apprêtaient à voter NON et seulement 25% OUI. Inutile de dire que ces résultats déplurent profondément au gouvernement du Parti québécois avec qui les relations ne furent jamais faciles.
Jamais en panne d’une bonne idée, Jean Noiseux avait engagé des intermittents du monde du spectacle pour faire les appels téléphoniques. Il estimait que pour effectuer ce qu’on appelle en jargon de métier le « terrain », il fallait une élocution parfaite. C’est ainsi qu’il hantait les salles de répétition de l’École nationale de théâtre en quête d’étudiants soucieux d’arrondir leurs fins de mois. Le central téléphonique de Sondagem était rempli de comédiens et de comédiennes qui déclamaient de bien curieuses tirades à l’intention des clientèles de l’entreprise.
En 1998, une chirurgie ratée laissa Jean Noiseux paralysé. Loin de se lamenter ou de poursuivre son chirurgien maladroit, il se remit aux études doctorales et milita dans les associations de personnes handicapées. Ses camarades de travail et de combat, Pierre Drouilly, Jean-Herman Guay et Pierre-Alain Cotnoir travaillent à nouveau pour le Parti québécois et, régulièrement, ils le consultent au sujet de sondages dont le terrain a été fait par Léger Marketing ou SOM.
Il avait transformé sa chambre de malade chronique au Centre d’hébergement Paul-Émile Léger en bureau hyperconnecté. Ne pouvant se servir de ses mains, il se tient au courant du dernier cri de ce qu’offre les logiciels de reconnaissance vocale : après avoir un temps utilisé IBM, il s’était fixé sur Dragon naturally Speaking. Il pouvait écrire ses avis ou ses recherches avec la même dextérité qu’une personne en pleine possession de ses moyens.
Quand le COVID-19 frappa le Centre d’hébergement Paul-Émile-Léger, il accepta son sort avec son habituelle sérénité : « J’ai finalement eu une vie richement remplie, j’ai fait ce qui me plaisait, maintenant il faut apprendre à partir. » Ce sont les derniers mots qu’il me souffla la veille de sa mort au téléphone d’une voix qui était déjà un murmure haletant.
Pour le monde de statistiques, il était le 4 713ème Québécois à partir. Dans la vraie vie, nous savons bien qu’il n’en est rien. Le matricule 4 713 est au contraire l’homme qui avait passé sa vie à gratter les valeurs socio-culturelles derrière les chiffres pour identifier les variables favorables à la souveraineté du Québec. Même quand le Parti québécois vacillait, il n’a jamais lâché. C’est un Juste qui nous a quitté.
Jean-Guy Rens